Un grand tournant historique et décisif
dans une crise de civilisation

par Kolin Kobayashi

Nous sommes aujourd'hui, sans aucun doute, à un grand tournant historique et décisif dans une crise de civilisation. Parce qu'un tel accident nucléaire n'a pas en réalité d'<après>. Cela continuera durant des décennies, voire plusieurs centaines années et détruit profondément la base de tous les vivants. Cela pose donc une question du fondement existentiel de notre société contemporaine.

Le grand séisme et le tsunami, qui a envahi la partie du nord-est du Japon, ont fait plus de 23 000 victimes, la majorité est due au tsunami. Environ 124 000 personnes ont été évacuées hors des  régions sinistrées.  Il y a encore 90 109 personnes qui sont obligées de vivre dans des centres de refuges ou dans des hôtels.

Quelques tristes nouvelles : M. TARUKAWA Hisashi, 54 ans, agriculteur bio, s'est suicidé après qu'on lui a interdit de vendre ses produits à cause de la contamination radioactive. Un autre éleveur de vaches, 55 ans, le 11 juin, s'est suicidé à son tour en laissant un message sur un mur : s'il n'y a pas de centrale nucléaire... Il avait une trentaine de vaches laitières, mais leur lait était contaminé. Chaque jour, il les trayait, mais il a été obligé de les tuer. Il n'était pas situé dans la zone d'évacuation, donc pas susceptible de toucher des indemnités. Il était désespéré.

La situation des personnes sinistrées est ussi inquiétante. En dehors des personnes directement touchées par le séisme et le tsunami, on comptera encore beaucoup de victimes de la radioactivité. La majorité des évacués de la zone de 20 km autour de la centrale Fukushima-Daiichi, vivent toujours dans des centres de refuges ou dans des hôtels. Ils sont parties sans rien, l'autorité locale a organisé deux voyages avec combinaison de protection juste pour permettre à la population de prendre ses affaires. Les personnes situées hors des zones contaminées déterminées officiellement ne recevront dans l'immédiat aucune aide et elles n'ont pas droit aux logements préparés pour les sinistrés, parce que leur maison ne sont pas détruites. Elles reçoivent la pollution radioactive à faibles doses, mais en permanence, et hésitent à tout quitter.

Maintenant, je ne répéterai pas toute la chronologie de l'accident, puisque vous connaissez déjà suffisamment sa gravité. Mais simplement, je vous citerai quelques points importants du déroulement de l'accident de Fukushima pour vous aider à bien comprendre la situation d'aujourd'hui.
On sait, aujourd'hui, qu'il y a eu un <triple Melt down> et un < triple Melt through>, aux réacteurs 1,  2 et 3, tout de suite après l'arrêt du  système de refroidissement causé par le tsunami, c'est-à-dire que la fusion a percé les cuves de confinement, ce que Tepco a refusé de reconnaître jusqu'au 17 mai, et il a osé dire le 17 avril qu'il faudrait trois mois pour faire baisser le niveau de radioactivité et six mois de plus pour arrêter totalement les réacteurs, en présentant un programme de travaux à faire <Road Map>,  en prétendant que le cœur des réacteurs était seulement partiellement fondu.

Cet accident de Fukushima-Daiichi ne doit pas être considéré comme typiquement japonais. Certes, nous avons eu un séisme d'une rare intensité, suivi d'un tsunami gigantesque. Mais c'est un accident majeur typiquement nucléaire, puisque le plus grand problème atteint la capacité de refroidissement des réacteurs. Des erreurs humaines sont les principales causes de l'accident, et cela devrait être éclairci prochainement.
D'abord, construire des centrales nucléaires dans un pays exposé aux risques sismiques permanents sur les failles actives est une grossière erreur.
Ensuite,.les groupes électrogènes d'urgence n'ont pas été installés sur les hauteurs. Ils se trouvaient près de la mer. Quand d'autres groupes électrogènes transportables en camion sont arrivés, il a fallu plusieurs heures pour avoir une rallonge et des prises adaptées. Certains ne fonctionnaient pas. Mais quand on a réussi à les connecter avec un camion, on s'est apreçu que les systèmes de refroidissement ne fonctionnaenit pas. Trop de temps a passé et Tepco n'a pas pensé à un moyen de refroidir les cœurs de ces trois réacteurs. 
Enfin, Tepco aurait coupé manuellement la vanne du système de récupération d'eau du circuit du générateur après le séisme et avant le tsunami. D'après Tepco, c'était pour éviter de laisser augmenter la pression dans la cuve de confinement. Cette manœuvre aurait altérer le bon fonctionnement du circuit de refroidissement.
Les autres accidents majeurs du monde, celui de Winscales en 1957, de Kychtym en Oural, en Union soviétique, dans une usine nucléaire militaire la même année, de Three Mile Island en 1979, qui venait d'être mis en service, de Tchernobyl en 1986, n'ont pas été causés ni par un séisme ni par un tsunami, mais par des erreurs humaines.

Par ailleurs, le gouvernement japonais et Tepco ont répété deux phrases symboliques et symptomatiques depuis le début de l'accident :
La première : cet accident se situe hors des hypothèses,
la deuxième : le niveau radioactif actuel n'a pas d'effet négatif immédiat sur la santé.
Concernant la première, depuis les années 90, des scientifiques ont averti les autorités japonaises, notamment le sismologue Katsuhiko ISHIBASHI, de la probabilité d'un grand séisme accompagné d'un accident nucléaire.
Pour la deuxième, le gouvernement a l'air de nier les effets de l'irradiation interne par inhalation et par absorption d'aliments radioactifs, mais il joue sur les mots en utilisant le terme <immédiat>.  Le gouvernement essaie de minimiser le dégât de contamination, parce que sinon, il serait obligé d'organiser le déplacement de deux millions de personnes vivant dans la région de Fukushima. Sur l'irradiation interne et des faibles doses, je reviendrai plus loin.
Le niveau de la radioactivité des eaux contaminées déversées dans l'océan Pacifique est aussi un problème grave. 4 365 fois plus élevé que le niveau normal, 800 fois plus que celui de l'accident de Winscales, en 1957. Le président de la Fédération nationale des pêcheurs japonais était extrêmement en colère lors de sa rencontre avec le ministre de l'Agriculture et de la Pêche, il s'est exclamé : la mer n'est pas une poubelle !
La contamination toucherait l'ensemble de la chaîne alimentaire marine et le peuple japonais serait obligé de changer d'habitudes alimentaires. La population serait soumise à une expérience radioactive sur une longue période comme dans le cas de Hiroshima et Nagasaki. Cette contamination alimentaire couvrira inévitablement le Japon entier par les transports des produits.

Je vais vous parler de la situation actuelle. Chaque jour, on découvre des éléments négatifs plus graves. Le 6 juin, l'agence de sûreté nucléaire japonaise a réévalué la quantité de la fuite radioactive dans l'air, dans les premiers jours après l'accident, à 770 000 billions de becquerels, ce qui est deux fois plus que sa première estimation. Le 10, on annonce que le système de décontamination d'AREVA, qui démarrera le 17 juin, produit des boues résiduelles extrêmement radioactives qui pourraient diffuser un rayon ionisant de 7 000 mSV/h. Je reviendrai certainement sur ce sujet au cours de notre procès.
Le 12 juin, on découvre du strontium à plusieurs endroits. A 62 km de Fukushima-Daiichi, à Iitaté du strontium 90 et 89 a été détecté, à 120 Bq et 1100 Bq. Mais il y a de la désinformation concernant le plutonium.
Le 13 juin, on annonce que les deux systèmes de décontamination, l'américain et le français, qui ont été testés ne fonctionnent pas. Un retard de mise en route est prévu.

Un problème très important, à mon avis, c'est comment protéger les populations contre la radioactivité du nord au sud du Japon, et, pour l'instant, surtout, de Fukushima jusqu'à Shizuoka.
Pour le moment, le gouvernement a défini une zone très contaminée sans ambiguïté, mais pour le reste du territoire il considère que la radioactivité est supportable, ce qui pose beaucoup de questions sans réponse. Il y a encore plus de 9 000 écoliers dans le département de Fukushima. Ils n'ont le droit de sortir à l'extérieur que pour une heure seulement sinon, ils sont confinés à l'intérieur, toutes fenêtres de l'école fermées. L'été arrive et les conditions de travail à l'école vont devenir intenables.

Le ministère de l'Education a imposé le seuil de 20 mSV/an pour tous les enfants, y compris les femmes et les femmes enceintes dans le département de Fukushima, le 19 avril, sans discussion sérieuse au sein de la commission de sûreté nucléaire japonaise, alors qu'auparavant, ce seuil  était de 1mSV/an. Cette décision est inacceptable. Le conseiller scientifique auprès du cabinet du premier ministre, KOSAKO Toshiso, qui est pourtant un pro-nucléaire convaincu, a décidé de démissionné le 29 mai pour protester contre cette décision gouvernementale. C'est un scientifique qui croit à la sûreté nucléaire si l'on respecte toutes les contraintes techniques.
Les mères de Fukushima en colère sont allées manifester nombreuses devant le ministère, et elles ont réussi à obtenir un faux recul de cette norme, le ministre disant s'orienter vers 1mSV, mais seulement comme objectif. Il faudra encore des pressions.  
Concernant le problème des faibles doses, un retour sur l'histoire jusqu'à la période d'Hiroshima et Nagasaki pourrait éclairer. Parce que toutes les réglementations médicales actuelles, internationalement reconnues, sont basées sur les résultats des recherches effectuées sur les victimes de ces deux bombes. Mais des questions se poses sur ce qui s'est passé. A l'époque, Atomic Bomb Casualty Commission (ABCC) a fait des recherches sur les effets de la radioactivité, externe et interne (faibles doses) mais sans soigner les victimes.
Sous-occupation américaine, les populations sont forcées de coopérer avec l'autorité américaine. Elle a recueilli d'énormes données mais elle a effacé tout ce qui concerne l'irradiation interne. C'est ce que constatent plusieurs historiens japonais. Les Etats-Unis voulaient montrer la bombe atomique au monde comme une puissance absolue de leur domination et en même temps comme une source d'énergie inépuisable pour l'avenir. Pour consolider ces visions, il fallait supprimer les images négatives de la bombe, notamment les risques d'irradiation, et leurs conséquences dramatiques sur les humains et leur environnement... ABCC a été transformée en une nouvelle structure, International Commission on Radiological Protection (ICRP), qui définit les normes internationales.
Après cette période, le nucléaire a été introduit partout, même au Japon, au nom de la paix, après le discours d'Eisenhower, le président américain de l'époque, devant l'Assemblée générale de l'ONU en 1953, qui pour justifier et dissimuler la menace des armements nucléaires a déclaré : <Ce n'est pas suffisant d'interdire le nucléaire militaire, il faut supprimer la dissuasion nucléaire, et on doit donner les moyens d'adapter le nucléaire pour la paix> . <Atom for peace>. Voilà pourquoi les Japonais, qui étaient tellement antinucléaires à l'époque, et on comprend pourquoi, ont accepté un tel virage et ont construit des centrales nucléaires, d'abord avec la technologie américaine, et ensuite française.
Mais les Japonais se souviennent de quoi les victimes d'Hiroshima et de Nagasaki, ou les pêcheurs de thon victimes des essais de Bikini avaient souffert, ils ont souffert des effets des faibles doses accumulées avec le temps. Ceux qui nie l'effet de l'irradiation interne et l'effet des faibles doses ne croient pas au nombre réel des victimes de Tchernobyl comptabilisées par les scientifiques. Environ un million de victimes par rapport aux chiffres officiels (ICRP), qui ne comptent que 4 000 enfants atteints du cancer de la thyroïde, et seulement 9 morts.

La vraie bataille citoyenne commence maintenant face à l'autorité qui ne prend pas les mesures nécessaires pour informer la population et ne communique pas sur la réalité de la contamination. Des journalistes indépendants et des militants antinucléaires s'activent sur les réseaux Internet en dehors de tous les circuits traditionnels des médias et apportent chaque jour des informations plus pertinentes. Par exemple, un groupe de six journalistes indépendants a mené une enquête le 13 mars en allant jusqu'à Futaba-machi, à 2 km de la centrale, le lendemain de l'accident, et c'est eux qui ont informé le public de la pollution radioactive très élevée. Ce n'était ni le gouvernement ni l'autorité locale. Par ailleurs, des scientifiques de l'université de Kyoto, comme le Pr KOIDE Hiroaki, ont effectué des analyses radicalement différentes des officielles et dénoncent un certain nombre de négligences du pouvoir concernant la sûreté nucléaire, tandis que des chercheurs alternatifs proposent une autre politique énergétique.
La population japonaise cherche à obtenir des mesures du niveau de la radioactivité par ses propres moyens. Elle s'organise et des groupes s'équipent en compteurs Geigers et autres machines de mesures sophistiquées et prennent des conseils auprès de la CRIIRAD, qui a affirmé que la contamination était importante à Fukushima, lors d'une conférence de presse à Tokyo, le 1er juin. Un certain nombres d'associations antinucléaires dénoncent quelques scientifiques gouvernementaux qui essaient de rassurer la population d'une façon irrationnelles. La priorité du gouvernement japonais, c'est le maintien de l'ordre et de l'industrie nucléaire, et que la population vive comme avant, comme si rien ne s'était passé.
Des jeunes contestataires se rassemblent spontanément pour montrer leur colère dans le quartier populaire de Koenji, à Tokyo, ils sont revenus sur le devant de la scène de la mobilisation le 11 juin avec 20 000 personnes. Tant que l'Etat et le lobby nucléaire sont complices pour minimiser la gravité de la situation et le niveau de la contamination, la contestation ne s'arrêtera pas.
Il y a deux choses essentielles qu'on devrait faire maintenant : une, stopper Tepco pour qu'il ne déverse plus les eaux contaminées dans l'océan Pacifique, deux, soutenir tous les enfants, les jeunes et les femmes enceintes pour qu'ils soient protégés contre les rayons ionisants.
L'accident de Fukushima est arrivé presque au moment du vingt-cinquième anniversaire de celui de Tchernobyl. Cela fait deux accidents majeurs en moins de trente ans. La probabilité d'un tel accident, recalculée après Fukushima par Bernard Laponche et Benjamin Dessus de Global Chance, est de 50 % pour la France et de 72% (rectifié) pour l'Union européenne.
J'espère que ces journées nous permettront de prendre conscience de la menace trop importante du nucléaire sur toute la vie sur terre.

Kolin Kobayashi, Toulouse, le 18 juin 2011

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