La vague du tsunami, si elle eût été plus haute

par Bertrand Méheust
pour les Journees d'Études, le 19 juin 2011

 

Depuis des décennies, et particulièrement depuis Fukushima,  tout a été dit ou presque sur le déni de démocratie qu’implique le choix français du tout nucléaire,  sur ses conséquences environnementales et sociales,  sur la difficulté de faire marche arrière, sur la société de contrôle que suppose ce choix, sur le mensonge économique qui lui sert de justification.

Le point qui me fascine, et sur lequel j’ai envie de risquer quelques commentaires , c’est l’irrationalité abyssale que suppose la décision  de persister dans le tout nucléaire, et de persister dans cette voie suicidaire contre vents et marées ( si je puis me risquer à ce mauvais jeu de mots). On a  encore entendu ressasser, depuis la catastrophe de Fukushima,  que les contempteurs du nucléaire exploitent  les peurs irrationnelles de la masse ignorante. Cette ânerie  été répétée par l’orfèvre en la matière, le « philosophe » Luc Ferry.  Il est temps  renverser une bonne fois l’argument.

Qualifier d’abyssale l’irrationalité du choix nucléaire, ce n’est pas se complaire dans une figure de style, c’est au contraire chercher à cerner la réalité au plus près. Abyssal se dit de ce qui n’ a pas de fond, de ce qui ne peut être sondé, évalué. Or c’est bien de cela qu’il s’agit : les risques nucléaires sont impossibles à  sonder, à évaluer, à cause de la différence d’échelle colossale  entre notre durée temporelle et celle à laquelle se déploie le risque nucléaire, et à cause de l’ imprévisible synergie des nuisances qu’elle provoque dans la longue durée sur la nature,  le vivant et la société.  On ne  peut sonder le risque nucléaire pour tellement de raisons qu’elles sont difficiles à recenser et  à articuler : parce qu’on ne peut prévoir l’évolution de la société, et savoir dans quelle mesure nos descendants seront capables d’y faire face. Parce qu’on ne peut évaluer les effets produits dans la longue durée sur les organismes vivants par les substances radioactives  que nous avons disséminées dans la nature. Parce qu’on l’on vit dans un cosmos et que l’on ne peut prévoir  la probabilité de certains événements naturels susceptibles d’interférer de façon dramatique avec  l’industrie nucléaire. Parce que les  chaîne d’événements qui peuvent nous mener à une catastrophe sont marqués du signe irrémédiable de la contingence. Parce que les réserves d’uranium seront bientôt épuisées. Parce que le coût réel de l’énergie nucléaire devient considérable quand on prend en compte le prix du démantèlement des centrales…

 

Le choix du tout  nucléaire repose ainsi sur une série de paris qui, pris séparément ont déjà peu de chances de rencontrer la réalité, mais qui, envisagés globalement, ont toutes les chances d’être démentis.  Il suppose que la société nucléarisée restera stable pendant des durées considérables. Qu’aucun accident majeur ne surviendra pour bouleverser cet ordre. Que la technologie de demain permettra de résoudre les problèmes que l’on ne sait pas résoudre aujourd’hui, et surtout, réparer les nuisances de la technologie d’hier. Que  nos descendants continueront de penser et d’agir à travers les conceptions qui nous conduisent aujourd’hui. Qu’il n’y aura plus jamais de guerres civiles, de crises économiques, d’accidents climatiques ou cosmiques. Bref que désormais la réalité est entièrement et pour toujours sous le contrôle de la  rationalité instrumentale et de la gouvernance rationnelle. Cet ensemble de paris est perdu d’avance : aucune de ces données ne peut être  totalement sous notre contrôle, mais leur synergie  aboutira à des situations qui nous échapperont totalement. Cela devrait aller de soi,  et si l’on est encore obligé d’enfoncer le clou et de rappeler ces évidences, c’est précisément parce que nous sommes confrontés à une  irrationalité abyssale.

 

Un tsunami, un tremblement de terre de la puissance de celui  qui a dévasté le nord du Japon sont, nous dit –on,  improbables en France. Mais comme notre industrie nucléaire a cherché ( et cherche sans doute encore) à exporter des centrales dans des régions du globe où ces risques existent, on doit en conclure qu’elle se lave les mains des catastrophes qui pourront survenir ailleurs, ce qui laisse mal augurer de la rationalité de ses choix . Mais tenons nous en pour l’instant aux risques susceptibles d’affecter  l’ Hexagone. Les géologues nous l’ont répété, certaines régions de France comme l’Alsace ne sont pas à l’ abri des tremblements de terre. Pourtant,  le tsunami qui menace  l’Europe dans les années prochaines ne viendra pas de la mer,  mais de la finance. Si nous étions frappés par  une crise comme celle de 1929 – ou, pour nous exprimer au plus probable, après que nous aurons été frappés par une crise de ce genre,  il nous sera difficile d’entretenir  la maintenance coûteuse des centrales,  et impossible de les démanteler. Comme  nous nous n’avons pas été capables de  commencer ce travail en période de croissance économique, il y a très peu de chances que nous  puissions le mener à bien dans les temps  qui viennent. Les  centrales nucléaires risquent donc fort de rester   plantées au bord de nos fleuves et de nos côtes, et on  visitera ( de loin)  ces vestiges délabrés, symboles menaçants d’une époque de démence collective,   avec un mélange d’effroi et d’incompréhension, comme on visite aujourd’hui les bunkers du mur de l’Atlantique.  Et,  bien entendu, si nous ne parvenons pas à démanteler nos propres centrales, il n’est pas besoin de se demander le sort funeste qui attend celles que nous aurons vendues aux pays dits émergents, avec toutes les conséquences pour les populations concernées, et, à long terme, pour la planète entière.

 

Mais il y a plus.  Quand on recense les risques auxquels devrait parer l’industrie nucléaire, on n’évoque jamais la possibilité de la chute ou de l’explosion corps célestes comme les météorites ou les  comètes. Ce sont là, pense-t-on, des événements  survenus dans un passé tellement lointain, d’une occurrence tellement  improbable, que l’idée de les prendre en  compte dans un calcul  des risques paraît presque saugrenue. Il faut pourtant rappeler que la dernière catastrophe de ce genre est survenue en 1908. On ne connaît  pas encore clairement la nature du bolide qui a dévasté la région de la Tunguska, en Sibérie,  le matin du premier  juin 1908, mais ce dont on est sûr, c’est qu’en explosant il  a soufflé 2200 km2  de forêt sibérienne  en dégageant l’énergie  d’une bombe de cinquante mégatonnes ( soit 3000 bombes d’Hiroshima). Cet événement s’est produit  il y a un siècle, et s’ il  peut ne jamais se renouveler  avant des millénaires,  il peut aussi recommencer la nuit prochaine.  Si une catastrophe de cette ampleur  avait eu lieu en Europe ou aux Etats-Unis, elle figurerait  dans les tous les livres d’histoire, mais comme l’événement s’est produit au- dessus de la lointaine Sibérie, il est tombé dans l’oubli. Et si  un bolide de cette taille explosait aujourd’hui  au- dessus du Japon, de la France, ou  de l’est des Etats Unis,  la catastrophe prendrait  une dimension apocalyptique en entraînant probablement la mise hors service, totale ou partielle,  des parcs nucléaires situés dans les régions affectées [1] . On objectera que, s’il fallait prendre en compte ce genre de risque improbable, il faudrait renoncer à la civilisation,  ne plus construire de villes, de barrages, etc. La réponse est que l’on peut et que l’on doit  prendre tous les risques– sauf, précisément, celui du nucléaire, parce qu’il entraîne des conséquences incontrôlables et sans commune mesure avec la durée dans laquelle s’inscrit la vie humaine. Certes, le risque d’une chute de météorite est minime, mais il n’est pas nul, puisqu’il existe encore sans doute encore en Sibérie des hommes et des femmes qui  tétaient leur mère quand la catastrophe de la Tunguska s’est produite. S’il est  impossible à évaluer, il présente en revanche l’intérêt de poser une limite à notre hybris.

 

La propagande japonaise, relayée avec complaisance par nos médias,  est parvenue à atténuer ou à  masquer l’ampleur réelle de la catastrophe de Fukushima. Selon la version officielle, les techniciens japonais , un moment dépassés , seraient parvenus à reprendre peu à peu à peu le contrôle de la situation, et les dégâts  environnementaux, pour importants qu’ils soient,   resteraient  supportables.  Mais depuis quelques jours,  nous apprenons ce que les spécialistes avaient compris depuis le début, à savoir que les réacteurs ont fondu, qu’au moins une cuve est percée, et que la radioactivité est beaucoup plus forte qu’on ne l’avait annoncé. Ces aveux tardifs,  savamment distillés au compte-goutte,  sont impuissants à contrer les dérivatifs que l’actualité se charge de produire jour après jours, comme l’affaire DSK.  Après avoir enflé le dos, le lobby nucléaire  peut ainsi entreprendre de reconquérir ses positions. Mais s’il y parvient, ce sera parce que la situation critique qu’il a eue à surmonter s’est trouvée par hasard dans les limites du gérable. On peut dire de la vague du tsunami ce que Pascal écrivait  du nez de Cléopâtre :  si elle eût  été plus haute, « la face du monde du monde en eût été changée. » Le hasard a bien voulu  qu’elle ne détruise que six réacteurs. Si elle eût  été  plus haute, une partie du parc nucléaire japonais aurait été mise hors de service, et  ce seraient peut être douze ou quinze  réacteurs qui, aujourd’hui, seraient en train de fondre et de percer leurs cuves. Une partie du Japon serait condamnée à devenir inhabitable  et devrait être évacuée. L’ampleur de la catastrophe serait alors telle  que même  les ressources immenses  de la propagande  démocratique seraient  impuissantes à la masquer. Du coup, l’économie mondiale s’effondrerait. Si  jamais le pessimisme méthodique doit s’appliquer, c’est bien ici. Je ne comprends pas, pour part, ces écologistes comme Nicolas Hulot  convaincus que l’énergie nucléaire constitue un moindre mal face au réchauffement climatique, qui se sont ralliés aux antinucléaires après  Fukushima. Si une suite d’événements contingents a pu les faire changer d’avis, c’est qu’ils n’avaient pas poussé l’analyse assez loin.

 

Ce qui est frappant et fascinant avec l’irrationalité nucléaire,  c’est qu’elle est le produit de la forme la plus avancée de la rationalité occidentale, le lieu où cette dernière s’inverse en son contraire.   Une forme de rationalité qui tire sa démence du fait qu’elle se focalise exclusivement sur le contrôle de procédures à court terme, en oubliant la longue durée. On retrouve ici la vieille distinction du philosophe  Raymond Ruyer entre la « bêtise  vernissée d’intelligence », qui caractériserait souvent nos élites, et l’ « intelligence vernissée de bêtise »  propre au peuple ignorant. Dans le même ordre d’idées,  on peut comparer la décision allemande de sortir du nucléaire, et la décision française de persister dans cette voie. La décision allemande s’appuie sur tout un passé culturel, sur un sentiment profond de la nature, pour lequel le choix nucléaire est perçu comme une sorte d’hybris  sacrilège. La décision française a pour ressort principal cette  hybris même. La première est jugée sévèrement par les intellectuels français,  comme un signe inquiétant des ténèbres romantiques, dans lesquelles certains, comme Luc Ferry,  ont cru voir  l’humus sur lequel le nazisme a  pu prospérer. Mais la suite des événements  est en train  de montrer qu’il y  a aussi de la sagesse dans l’appel des forêts et des profondeurs obscures, et  de la folie dans  la rationalité à la française.

Car c’est finalement le peuple des ténèbres romantiques  qui est en train de gagner la partie.  Depuis que l’Allemagne,   principale puissance industrielle et économique européenne, a décidé de sortir du nucléaire,  les jeux sont faits,  le lobby nucléaire français est  placée sur la défensive. Il est probablement condamné à une lente agonie, qu’il va chercher à prolonger le plus longtemps possible, en vertu du principe que tout système cherche à persévérer dans son être, en nous entraînant dans une impasse.

 

Le temps est venu de faire comprendre à nos décideurs, qui se croient encore investis de l’autorité de la science et de la raison, qu’en réalité ils ne sont même plus  à proprement parler des interlocuteurs, car, comme le dit l’Evangile, « ils ne savant pas ce qu’ils font. »

 

Bertrand Méheust



[1] L’explosion du bolide a produit un orage géomagnétique qui a duré cinq heures. Il est probable qu’une explosion de ce genre, survenant aujourd’hui, mettrait momentanément hors service les réseaux  de communication d’une partie de la planète, et particulièrement les ordinateurs qui veillent à la maintenance des centrales atomiques.

 

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