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ACCIDENT OU ATTENTAT SUR UNE INSTALLATION NUCLÉAIRE

 

Les autoritÉs franÇaises
ont choisi les niveaux d’exposition

les plus ÉlevÉs possibles

Tant pis pour la population qui devra apprendre à vivre (et mourir) en zone contaminée !

 

                 
         par Corinne Castanier pour la Criirad

article paru dans Atomes crochus n°5

 

 

 

 

 

 

Tchernobyl a été présenté comme un accident soviétique qui ne concernait pas la France. Fukushima, comme une catastrophe largement imputable à l’incurie de TEPCO et aux collusions producteur/contrôleur. Là encore, le pays de l’excellence nucléaire n’était pas concerné : EDF et Areva ne sont pas TEPCO et tout est sous contrôle de l’ASN, le gendarme du nucléaire.

 

Sauf que l’on a découvert depuis lors des problèmes majeurs dans la cuve de l’EPR, une découverte très tardive puisque la cuve était déjà installée, et qui a débouché sur l’identification, encore plus inquiétante, de problèmes similaires sur des équipements déjà en service, en particulier des générateurs de vapeur. Et comme si cela ne suffisait pas, les investigations ont révélé des falsifications dans le contrôle d’équipements sous pression jouant un rôle majeur en matière de sûreté nucléaire : à l’usine Areva de Creusot Forge, des résultats ont été délibérément modifiés pour dissimuler le fait que les pièces n’étaient pas conformes au niveau de qualité requis et qu’elles auraient dû être écartées ! La fraude s’étend sur une trentaine d’années. Pendant tout ce temps ni les responsables des contrôles internes, ni le client EDF, ni les autorités de contrôle n’ont rien vu !

 

Alors que le risque de contamination majeure est encore plus élevé qu’on ne le pensait, on aurait pu s’attendre à des réflexions de fond (est-il possible de maintenir une industrie aussi dangereuse dès lors qu’il existe des failles majeures dans les contrôles ?), à tout le moins à des décisions visant à renforcer d’urgence les dispositifs de protection de la population et les droits à indemnisation. La logique des autorités est tout autre : puisque la probabilité de contamination majeure augmente, il faut se préparer à gérer la catastrophe et, pour que la catastrophe nucléaire soit gérable, il faut pouvoir maintenir la population en zone contaminée. Les nouvelles références de dose ont été conçues dans ce sens. Protéger l’industrie nucléaire est manifestement plus important que préserver la santé des populations.

 

 

De quoi s’agit-il ?

 

Les autorités françaises s’apprêtent ainsi à publier un décret fixant les niveaux de référence pour les situations accidentelles (le court terme de la phase d’urgence) et post-accidentelles (la contamination à moyen et long terme). Ces seuils déterminent un niveau d’exposition aux rayonnements ionisants. Ils englobent l’irradiation externe, l’inhalation de gaz et d’aérosols radioactifs et l’ingestion d’aliments contaminés. L’unité choisie est la dose efficace, exprimée en millisieverts (mSv).

 

Les valeurs choisies fixent le niveau d’exposition qui sera pris en compte pour décider de la nécessité d’engager (ou pas) telle ou telle action pour protéger la population. Par exemple, à partir de quelle dose les habitants des zones contaminées pourront espérer être indemnisés et relogés dans un environnement sain ; en deçà de quel niveau d’exposition seront-ils condamnés à vivre en zone contaminée (ou à partir en abandonnant tous leurs biens et sans bénéficier d’aucune aide) ?

 

Il n’y a pas de seuil en deçà duquel les rayonnements émis par les substances radioactives n’auraient plus d’effet. Les limites de dose définissent donc un niveau de risque que les autorités jugent acceptable, tolérable. Seuls les cancers, pour les personnes exposées, et les maladies génétiques, pour leur descendance, sont pris en compte pour l’évaluation officielle du détriment.

 

Pour les personnes du public, la limite de dose efficace qui fixe le niveau de risque maximum tolérable est de 1 mSv/an mais cette valeur ne s’applique qu’au fonctionnement normal des installations nucléaires. En gros, quand tout va bien, les autorités garantissent que les activités nucléaires ne provoqueront pas un nombre de décès et de maladies trop élevé. Leur appréciation du niveau de risque tolérable est très discutable : si 67 millions de Français recevaient une dose de 1 mSv/an, chaque année d’exposition induirait à terme, selon les estimations officielles, plus de 11 000 cancers (près de 23 000 cancers si l’on n’applique pas le facteur de réduction plus que discutable de la CIPR). Et ces évaluations ne prennent en compte que le risque cancérigène et mutagène alors que les observations faites sur les habitants des zones contaminées par Tchernobyl montrent que tous les systèmes physiologiques sont atteints !

 

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« Puisque la probabilité de contamination majeure augmente,

il faut se préparer à gérer la catastrophe et, pour que la catastrophe nucléaire soit gérable, il faut pouvoir maintenir la population en zone contaminée »

__________________________

 

Quoi qu’il en soit, en cas d’accident, cette limite ne s’applique plus. Sur la base des recommandations de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), la directive 2013-59-Euratom a défini des intervalles dans lesquels les États membres doivent choisir leurs niveaux de référence : entre 20 mSv et 100 mSv maximum pour la phase d’urgence (qui peut durer typiquement de quelques jours à quelques mois) ; entre 1 mSv/an et 20 mSv/an maximum pour la phase post-accidentelle (qui commence à la fin de la phase d’urgence et peut persister sur des dizaines ou des centaines d’années, voire beaucoup plus).

 

Dans chaque cas, les autorités françaises ont retenu la borne supérieure de l’intervalle : 100 mSv pour la phase d’urgence et 20 mSv pour les 12 mois suivants (et pour les années suivantes rien ne garantit que ce niveau de référence ne sera pas reconduit). Ces valeurs s’appliquent à tous, y compris les nourrissons, les enfants et les femmes enceintes ! Évidemment, les doses se cumulent : il est plus que probable que les personnes exposées pendant la phase post-accidentelle l’auront déjà été pendant la phase d’urgence !

 

Si l’on considère les niveaux de risque associés à ces valeurs, les chiffres donnent le vertige. Par exemple, pour 20 % de la population vivant en zone contaminée et recevant une dose moyenne de 20 mSv, l’impact sanitaire attendu serait de 90 000 cas de cancers et de l’ordre de 30 000 morts ou équivalents (1). Ces chiffres devraient ensuite être multipliés par le nombre d’années d’exposition.

 

 

De simples « références »

 

Il faut en outre être attentif aux termes choisis : pour l’accident et ses conséquences, le décret ne fixe pas des « limites de dose », c’est-à-dire des seuils à ne pas dépasser, mais de simples « références de dose », beaucoup moins contraignantes : une partie de la population pourra être exposée à des doses supérieures sans que cela ne constitue une infraction et sans que les familles concernées n’aient de recours. La définition officielle du « niveau de référence » confirme son statut non contraignant : « c’est le niveau au-dessus duquel il est jugé inapproprié de permettre la survenance d’expositions résultant de ladite situation d’exposition, même s’il ne s’agit pas d’une limite ne pouvant pas être dépassée ». Permettre le dépassement de la référence ne sera pas jugé « approprié » mais les autorités pourront quand même le faire et c’est précisément pour cela qu’elles ont décidé de fixer des références et non pas des limites. Certains documents de la CIPR indiquent d’ailleurs que les situations de dépassement de la référence pourraient concerner de très nombreuses personnes et il n’est pas exclu qu’elles durent longtemps.

 

 

Vous avez dit « optimisation » ?

 

De source officielle, les victimes ne devraient pas s’inquiéter : les niveaux d’exposition des populations contraintes de vivre en zone contaminée seront progressivement diminués au fur et à mesure de la mise en œuvre du processus d’optimisation.

 

L’optimisation de la protection est inscrite dans la loi. C’est l’un des 3 principes fondamentaux de notre système de radioprotection. On ne retient souvent que la première partie de sa définition mais la fin de la phrase est pourtant déterminante : « le niveau d’exposition, la probabilité de la survenue de l’exposition et le nombre de personnes exposées doivent être maintenus au niveau le plus faible qu’il est raisonnablement possible d’atteindre, compte tenu de l’état des connaissances techniques, des facteurs économiques et sociétaux ».

 

Pour mieux comprendre l’incidence de ces « facteurs économiques » dont il faut tenir compte, laissons la parole aux experts de la CIPR : « L’optimisation n’est pas une minimisation de la dose. La protection optimisée est le résultat d’une évaluation qui compare soigneusement le détriment en rapport avec l’exposition et les ressources disponibles pour la protection des individus. Ainsi la meilleure option n’est pas nécessairement celle correspondant à la dose la plus faible ». Clairement, le critère de décision n’est pas sanitaire : si l’argent manque, la protection optimisée correspondra en fait à un niveau de risque très élevé. C’est tout le génie de la CIPR que d’avoir pu élaborer un concept aussi attrayant (une « protection », qui plus est « optimisée ») pour dissimuler un dispositif particulièrement cynique.

 

D’autant plus cynique qu’en matière d’accident, l’industrie nucléaire a obtenu un privilège tout à fait exorbitant du droit commun, le plafonnement à quasi rien de ses obligations d’indemnisation : actuellement 90 millions d’€ ! Si les amendements adoptés en 2004 finissent par être ratifiés, en France, la part de l’exploitant serait portée à 700 millions d’€ et le plafond total à 1,5 milliard d’€. Ces montants sont dérisoires en regard des coûts d’une catastrophe nucléaire qui se chiffrent, à tout le moins, en centaines de milliards d’€. Faute de moyens, la « protection optimisée » de la population passe par l’acceptation de niveaux de risque élevés, le maintien des populations dans des zones trop contaminées et la consommation d’aliments radioactifs.

 

Les conséquences sanitaires et économiques de la catastrophe seront supportées par ses victimes. C’est la condition sine qua non de la survie de l’industrie nucléaire.

 

 

La stratégie du lobby nucléaire français

 

La fixation des niveaux de référence vient couronner les efforts tenaces du lobby nucléaire, et plus précisément du lobby nucléaire français, via son cheval de Troie, le CEPN. Cet acronyme désigne le « Centre d’étude sur l’Évaluation de la Protection dans le domaine Nucléaire », une association qui n’a que quatre membres mais triés sur le volet : EDF, Areva, le CEA et l’IRSN. Lentement mais sûrement, cette structure a infiltré les instances nationales et internationales de décision.

 

L’idée clef du programme de gestion des situations post-accidentelles conçu par le CEPN est de promouvoir le « développement durable en zone contaminée » et de convaincre les personnes concernées qu’elles peuvent parfaitement vivre dans ces zones à risques ; il leur suffit de s’équiper et d’apprendre à gérer jour après jour leur exposition : contrôler le niveau de rayonnement émis par leur environnement, mesurer le taux de contamination de leurs aliments, faire évaluer la quantité de radionucléides accumulée dans leur organisme... Baptisé ETHOS, ce programme a d’abord été testé dans les territoires biélorusses contaminés par Tchernobyl où les responsables se sont employés à gommer la question centrale de la dégradation de l’état de santé des enfants. Au final, ce travail a été intégré aux recommandations de la Commission internationale de protection radiologique. Cela fut d’autant plus facile que le directeur du CEPN, Jacques Lochard, a intégré la CIPR(ICPR en anglais) en 1993 et qu’il en est désormais le vice-président. Il s’est également assuré la présidence de groupes de travail décisifs. Il a ainsi dirigé la rédaction de la publication 111 (2)  qui traite justement de la « protection » des personnes vivant en zone contaminée.

 

L’une des préoccupations centrales des auteurs de cette publication est d’obtenir que des activités lucratives se développent dans les zones contaminées, faute de quoi il ne sera pas possible d’y maintenir la population : « Vivre dans une zone contaminée suppose qu’une activité économique soit maintenue sur place avec une production locale et la commercialisation des marchandises, y compris des denrées alimentaires. » Pour que les activités agricoles et l’élevage puissent redémarrer, il faut que les zones contaminées puissent écouler leur production, en tout cas les denrées dont le niveau de contamination ne dépassera pas les niveaux dits maximaux admissibles. Il faut donc que les habitants des zones non contaminées acceptent de les acheter et de les consommer, ce qui n’est pas évident. Ils sont donc sommés de faire preuve de solidarité : « Les conditions pour restaurer une vie “normale” dans la zone contaminée supposent de la solidarité dans le partage de certains désavantages de la situation entre les populations locales et non-locales ».

 

Résoudre les « problèmes d’acceptation du marché » ne sera pas facile et l’appui des spécialistes de la communication sera bienvenu :« Comme ces aliments seront soumis aux forces du marché, cette situation nécessitera une stratégie de communication efficace pour surmonter les réactions négatives des consommateurs vivant en dehors des zones contaminées. »

 

Il faudra également réunir toutes les « parties prenantes concernées » ainsi que des « représentants de la population générale » afin de « décider si les préférences individuelles des consommateurs devraient l’emporter sur la nécessité de maintenir la production agricole, la réhabilitation des zones rurales, et une vie décente pour la communauté locale concernée. Un débat approfondi au niveau national est nécessaire pour atteindre un certain degré de solidarité dans le pays. »

 

C’est dit : si vous avez la chance de vivre en zone protégée et que vous refusez d’acheter les aliments contaminés produits par les habitants des zones à risque, vous priverez ces derniers de la vie décente à laquelle tout être humain a droit ! C’est vous que le CEPN et la CIPR ont choisi d’interpeller et de mettre en cause. LA RESPONSABILITÉ DE L’INDUSTRIE NUCLÉAIRE N’EST POSÉE NULLE PART. C’est assez logique dans la mesure où elle influence directement la rédaction des textes : on n’est jamais si bien servi que par soi-même !

 

 

Agir !

 

Ces constats accablants ne doivent pas nous empêcher de nous battre. Le pire serait que tous ces projets se mettent en place dans le silence et l’indifférence. La CRIIRAD s’est mobilisée en urgence, en septembre dernier, car le projet de décret (qui porte sur bien d’autres sujets que les niveaux de référence) avait été mis en consultation publique sur le site du ministère de l’Environnement (3). Malgré les délais, près de 6 500 personnes ont dit aux autorités leur refus des niveaux de référence. C’est cependant tout à fait insuffisant pour faire changer d’avis un État aussi nucléarisé que la France. D’autres actions seront lancées en 2017 et la mobilisation devra être à la hauteur des enjeux.

 

Si vous êtes choqué par l’image d’enfants japonais qui portent autour du cou un dosimètre en guise de pendentif, si ce n’est pas l’avenir que vous souhaitez pour vos enfants, nous espérons que vous répondrez présents !Les autorités françaises ont choisi les niveaux d’exposition les plus élevés possibles... mais il est encore temps de dire NON à l’obligation de vivre en zone contaminée !

 

 

Corinne Castanier, pour la Criirad, le 22 novembre 2016

 

 

1 - Détriment évalué sur la base du coefficient de risque non pondéré de la CIPR. Cette exposition correspond également à 90 000 cas de cancers radio-induits.

 

2 - ICRP Publication 111 : Application of the Commission’s Recommendations to the Protection of People Living in Long-term Contaminated Areas after a Nuclear Accident or a Radiation Emergency. Ann. ICRP 39 (3), 2009

 

3 - Consultation publique sur le « Projet de décret relatif à la protection sanitaire contre les dangers résultant de l’exposition aux rayonnements ionisants et à la sécurité des sources de rayonnements ionisants contre les actes de malveillance » : http://www.consultations-publiques.developpement-durable.gouv.fr

 

 

 

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