DÉCOLONISER LE REGARD

L'IMPOSSIBLE CINÉMA ETHNOGRAPHIQUE


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les 17, 18 et 19 octobre 2014 / à Bretenoux (Lot)
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En prélude au Festival :


Lundi 29 septembre au cinéma Robert Doisneau de Bretenoux-Biars à 20h30

« Yamgana et Pazanga, Mythe et Histoire des Moose du Kirigtenga (Burkina Faso) »
de Michel Boccara et Marc Guiochet, en leur présence



 

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PROGRAMME 2014




DÉCOLONISER LE REGARD
L'impossible cinéma ethnographique


Le Festival a édité une brochure qui développe le thème de cette année

Vous pouvez la télécharger en cliquant sur la couverture (PDF - 1 Mo)


 

 

DÉCOLONISER LE REGARD
L'impossible cinéma ethnographique




Pour la onzième édition de ce festival, nous sommes partis d’une question :
un cinéma ethnographique est-il possible ?

Et, pour préciser cette question peut-être trop « technique » ou « trop » scientifique,
nous avons posé une autre question : décoloniser le regard ?

C’est-à-dire, à la fois, décoloniser le regard, est-ce possible et comment décoloniser le regard ?

Commençons par quelques affirmations, à discuter.


1 / Le cinéma ethnographique ne se dissocie pas
de l’ethnographie, il reste collé à ses méthodes


L’ehnographie classique est définie en ces termes par l’ethnologue français Marcel Griaule, chercheur au CNRS, collaborateur du Musée de l’homme (l’actuel Musée des arts premiers) : « Pourquoi coloniser à tâtons alors que les lumières de l’ethnologie permettent de le faire à bon escient ? »

L’ethnologie aujourd’hui se définirait ainsi : pourquoi analyser les sociétés premières à tâtons alors que les lumières de l’ethnologie permettent de le faire à bon escient ?

Aujourd’hui comme hier, l’ethnologie permet de mieux connaître pour mieux exploiter. Les mines d’uranium au Niger, les centrales nucléaires en Inde, les usines de phosphate en Tunisie…

L’ethnologie des fils est-elle différente de l’ethnologie des pères ?

Le cinéma de Jean Rouch, toujours emblématique du cinéma ethnographique français, est éminemment contradictoire. D’un côté, il nous propose des fictions extravagantes avec des Noirs jouant la comédie (Petit à petit, Cocorico Monsieur Poulet), de l’autre, des films quasiment coloniaux qui surlignent les images d’un discours envahissant (Les Maîtres fous, Des Veuves de 15 ans…).

Le tour de force des films ethnographiques serait de ne jamais parler de colonisation ou de décolonisation alors qu’un film militant ne ferait que ça.

Mais un film militant, rétorquent les ethnographes, déforme la réalité.
À cela nous répondons : ça dépend quel film et quel militant.

Revenons au premier de nos invités, en 2003, en pleine lutte des intermittents du spectacle pour leur statut, René Vautier et son film Avoir vingt ans dans les Aurès. Film militant, échappant à la dichotomie fiction/documentaire et Grand Prix du jury au festival de Cannes. C’est parce qu’il veut comprendre comment on peut mettre des jeunes en situation de se conduire en criminels de guerre qu’il interroge un maximum de jeunes « dont l’âge apparent pouvait laisser supposer qu’ils avaient connu l’uniforme en cette période de 1954-62 ». À partir de ces matériaux, Vautier écrit un scénario. Il obtient une somme d’argent minimale pour réaliser le film :

« Nous avions beaucoup de scrupules à refuser, raconte un des membres de la commission, parce que le sujet était important sur le plan humain… mais sur le plan politique, c’était quand même nous engager dans une direction qui ne pouvait pas plaire à tout le monde !... Alors l’un d’entre nous a eu l’idée géniale de proposer l’attribution d’une somme si minime pour que le film soit impossible à réaliser… »

Film génial, grandiose par sa simplicité, espérons qu’un jour Vautier tienne sa pro-messe et raconte en mille pages le tournage de ce film… Une ethnographie de la guerre d’Algérie est-elle lisible ? Allez voir ou revoir Avoir vingt ans dans les Aurés.

Vautier, auteur d’Afrique 50, que nous avons aussi projeté, fera pour ce film un an de prison parce qu’il a dénoncé les crimes des gendarmes français au Cameroun en les comparant à ceux des nazis à Ouradour-sur-Glane.

Comparons avec Alain Resnais : une image de gendarme français dérange dans son film Nuit et brouillard. La censure commande, Resnais s’exécute et enlève l’image. S’il l’avait gardée, Resnais serait-il devenu Resnais ?

C’est-à-dire un cinéaste original, certes, mais un bon produit spectaculaire, bon pour l’exploitation et les profits de l’industrie cinématographique.

Réalisme ou compromission ?

 


2 / Mais, me direz-vous, le cinéma ethnographique a changé, aujourd’hui il filme la réalité sans volonté de coloniser


Alors, si on filme la réalité, pourquoi l’appeler « ethnographique » ?

Pourquoi imposer un qualificatif « ethnique » sur le réel ?
Ethnique, les rites des Africains ?
Ethnique, les assassinats russes en Tchétchénie ?
Ethnique, les essais nucléaires français à Mururoa ?
Ethnique, l’espionnage américain en Europe ?

Ethnique, ta mère ?

Ethnique : emprunt au grec ethnikos « de la nation, de la race ».
Les affinités du terme « ethnique » avec le terme « race » font douter de son utilité et de son objectivité…

 

3 / C’est alors que nous introduisons une 3° question : décoloniser le regard ?


Et derrière cette question, d’autres encore :

Qu’est-ce que voir ?
Qu’est-ce qu’un film ?
Qui filme ?

Qu’est-ce qui permet de mieux voir le réel : une fiction ou un « documentaire » ?

Brecht écrivait « tout film est un documentaire sur les acteurs ».
Lorsqu’on regarde un film, on peut aussi le voir comme un documentaire sur le regard d’une société à une époque donnée.

Aujourd’hui, le regard zappe, va vite, droit au fait.
Au montage cut, correspond le zapping relationnel.

 

4 / Nous avons décidé d’appliquer nos questions à un sujet
– un sujet « ethnographique » qu’il s’agira de décoloniser –
la transe


Un certain nombre d’« ethnologues classiques » ne croient pas à la transe.
Pour eux, la transe est une simulation. Dans ce cas, on comprend qu’il n’est possible de filmer la transe que comme une fiction, un film fantastique.

Filmer la transe pose aussi la question de l’empathie du spectateur. C’est le spectateur qui décide si ce qu’il voit est ou non une transe. Chacun aura un point de vue différent selon son empathie avec les images qu’il reçoit. Filmer la transe devient : comment la filmer pour provoquer l’empathie du plus grand nombre ?

Qu’est-ce qu’on regarde quand on voit une transe ? Un chamane qui filme une transe verra bien des choses que les autres ne verront pas mais son film ne sera pas plus suggestif. à nous de le « soutenir » par un discours ?

Ou alors faut-il filmer de l’intérieur en montrant ce que seul le sujet en transes voit.

Les films surréalistesde Luis Buñuel et Salvador Dali, comme Le Chien andalou ou L’Âge d’or, se posent cette question de filmer la transe de l’intérieur.

Filme-t-on une transe pour se connaître soi-même ou pour connaître les autres ?
Filme-t-on la transe pour faire un film spectaculaire ou pour…

Pourquoi filmer une transe ?

 


5 / Le film, un outil de recherche et d’action


Se pose donc à nouveau la question que nous nous posions déjà en 2003 et que nous avions mise par écrit dans un petit texte intitulé Engagement et/ou militantisme, qu’est-ce qu’un film engagé et en quoi est-il ou n’est-il pas un film militant ? :

« Nous sommes engagés, mais nous avons de plus en plus de mal à être “ militants ” parce que le “ militantisme ” nous a épuisés, parce que, fondamentalement, il n’a pas réglé son rapport au pouvoir et aussi peut-être parce que les militants ne se sont pas assez engagés. On peut être engagé sans être militant, mais on ne peut pas être militant sans être engagé. Si un groupe militant n’entame pas, en même temps qu’une lutte sur des objectifs précis, une réflexion sur le pouvoir, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur, alors le groupe de militants, parti, syndicat, association... devient un groupe dominé par un petit groupe qui prend le pouvoir et ne laisse pas la place aux autres. »

Si le cinéma ethnographique avait pour but, avoué ou non, de coloniser le réel, qu’est-ce qu’un cinéma qui se proposerait de décoloniser le réel ou plus modestement le regard ? Échapper à l’œuvre en imaginant de nouveaux modes de diffusion, en sortant du modèle économique de production, en envisageant une autre façon d’écrire, de produire, de diffuser ?
Comment filmer l’autre en se filmant dans son regard ?

Mais alors, est-ce qu’en filmant ainsi, on n’échappe pas à l’œuvre pour construire un regard collectif ?

Comme les films du groupe Medvedkine qui ont accompagné cinématographiquement Mai 68 et que nous projetions justement, en cette année 2003, avec ceux de René Vautier.

« À bientôt j’espère », disaient-ils…

 

La parole a le geste, juin 2014

 

 

Jean Lurçat, Le grand charnier, 1959 - 4,40 x 7,40 m - Atelier Tabard, Aubusson